Par Allan Kaval
Communiste combattu par Hafez
Al-Assad, pourfendeur de la dictature sous Bachar, le « cousin » de la jeunesse
rebelle aura passé plus de vingt ans en prison, sans que ne soit altérée sa
soif de révolution. Confronté à son échec, le célèbre opposant syrien s’est
résigné, fin juillet, à prendre la route de l’exil pour Paris.
Le corps est usé, mais l’œil reste vif. A 88 ans, dont vingt
passés dans les prisons syriennes, Riyad Al-Turk est le plus ancien opposant
politique du pays. Ses surnoms, « le vieil homme de l’opposition » ou, plus
affectueusement, « le cousin », témoignent de sa propension à rester
accessible, proche des gens et des rues où s’est joué le soulèvement de 2011.
Cet embrasement populaire, cet ancien militant communiste l’avait prédit bien
avant les manifestations de Tunis ou du Caire. « Les flammes couvent sous la
cendre », affirmait-il en mars 2005. Sûr de lui, il expliquait à des
journalistes américains : « Cette société muette veut se débarrasser de son
gouvernement. »
Dans les milieux intellectuels syriens, l’homme est un
monument, une sorte de mémoire vivante d’un combat politique sans concession.
Parmi les Syriens qui manifestèrent en réclamant un changement de régime, il
est moins célèbre, mais il a su conserver proximité et légitimité auprès de la
jeunesse révolutionnaire, pourtant prompte à rejeter les figures
traditionnelles de l’opposition, critiquées pour leur frilosité, leur goût du
compromis ou leur ignorance des réalités de terrain. Clandestin durant les
années de guerre, Riyad Al-Turk a eu le verbe rare, toujours pour approuver la
témérité de la nouvelle génération. Il est aussi resté en Syrie jusqu’au bout,
jusqu’à l’échec.
« J’applaudirai notre jeunesse »
A son ami journaliste Ali Al-Atassi, qui lui demandait en
2012 quelle serait la première chose qu’il ferait si la révolution venait à
l’emporter, il avait répondu : « S’il reste un peu de place sur un trottoir, je
m’assoirai, je regarderai et j’applaudirai notre jeunesse. Cela me suffira. »
Il disait aussi que l’exil ne serait pas pour lui, qu’il aurait dû mourir il y
a longtemps, au cours d’une séance de torture, en 1959. Le temps qui lui
restait n’était, depuis, que du « bonus ». Il avait fait vœu de ne pas quitter
la Syrie. La guerre, ou du moins l’une de ces phases déterminantes, est
terminée. Le vieil homme s’est résigné à partir.
La décision a été difficile, et compliquée. Pris en main par
des réseaux clandestins, il a quitté sa cachette de Damas en direction du nord,
vers Djarabulus. Il est redescendu vers le sud, jusqu’aux ruines d’Hama, avant
de remonter dans les champs calcinés du rif alépin. Un itinéraire «
irrationnel, en zigzag », à travers le pays dévasté, jusqu’à la ville d’Idlib
et son exfiltration en Turquie. « Les civils, dans ce périple, sont confrontés
à la mort et aux assassinats, dit-il. Ceux qui m’ont aidé l’ont fait au péril
de leur vie. Je ne sais pas si je le mérite. » Il n’aura pas revu Homs, sa cité
natale, où il a grandi dans un orphelinat et qui était devenue,entre février
2012 et mai 2014, la « capitale » de la révolution qu’il avait appelée de ses
vœux.
Après la Turquie, c’est la France comme fin du voyage.
Personne ne pensait qu’il en ressortirait vivant. Dans un appartement élégant
dont les fenêtres donnent sur une banlieue calme du nord de Paris, sa fille
Khozama l’enveloppe d’un regard protecteur. Assis au bout du canapé, Riyad
Al-Turk n’a rien perdu de sa verve. « Le régime syrien n’existe plus,
déclare-t-il, tout en notant que les alliés de Damas, comme ses adversaires,
lui attribuent la victoire. Si, par régime syrien, on entend Bachar Al-Assad,
alors oui, il existe toujours, mais ce régime en tant que pouvoir dictatorial,
appuyé sur une structure étatique, une armée et des institutions, s’est
totalement effondré. »
Le regard du vieil opposant s’anime : « L’armée syrienne
s’est transformée en un assemblage de gangs de pillards, poursuit-il. Ce qu’il
reste aujourd’hui de l’Etat n’est que le rouage d’un autre régime : celui
d’occupation, qu’ont instauré la Russie et l’Iran en intervenant en Syrie. » Le
pouvoir des Assad, dont il constate la dégénérescence en lambeaux mafieux
placés sous tutelle étrangère, est un ennemi intime.
Riyad Al-Turk est né la même année qu’Hafez Al-Assad – le
père de Bachar – en plein mandat français, en 1930. Il a assisté de près à son
irrésistible ascension après sa prise de pouvoir en 1970. Il connaît les
rouages de la dynastie tyrannique qui s’érige en Syrie et son moteur occulte : un
système carcéral pensé pour briser de manière industrielle une partie de la
population, afin de maintenir l’autre dans la peur, le silence et la
soumission. Cet enfer souterrain qui a englouti des centaines de milliers de
Syriens en près de cinquante ans de dictature, Riyad Al-Turk y a sombré un jour
d’automne, en 1980.
Militant précoce, Riyad Al-Turk a déjà connu deux séjours en
prison sous des régimes différents. Lors de ses études de droit à Damas, il a
rejoint le Parti communiste (prosoviétique, anti-France de Vichy, puis
indépendantiste), qui séduit alors des Syriens de toutes classes et
confessions, et dont il est devenu l’une des figures. L’avènement de la
République arabe unie, qui a unifié l’Egypte à la Syrie entre 1958 et 1961,
s’accompagne d’une répression féroce contre les communistes, dont Riyad
Al-Turk, sauvagement torturé durant quinze mois.
Loin de l’affaiblir, cette expérience le renforce dans ses
convictions et son intransigeance. Il ne supporte pas que la direction de son
mouvement passe sous la coupe du Baas, le parti au pouvoir, en passe de
s’imposer comme parti unique à force d’aspirer toute forme d’organisation
politique. Avec quelques camarades, il fait scission pour créer le Parti
communiste syrien-bureau politique dont il est le secrétaire général.
Déterminé à faire entendre sa voix, il critique
l’intervention syrienne armée, en 1976, dans un Liban en pleine guerre civile,
et l’alignement de Damas sur les milices chrétiennes qui ont juré de
débarrasser Beyrouth des fedayins palestiniens. Sous la poigne d’Hafez
Al-Assad, la critique n’a plus droit de cité en Syrie, où l’opposition
communiste est muselée et réprimée. Le parti est interdit. La décennie s’achève
avec, dans le nord du pays, un soulèvement mené par les Frères musulmans et bientôt
écrasé dans le sang. Riyad Al-Turk refuse de condamner les violences
islamistes. Il est emprisonné, sans jugement ni procès, le 28 octobre 1980. Son
épouse, Asma Al-Faisal, médecin de profession, est, elle aussi, arrêtée. Elle
sera libérée quelques années plus tard. Lui ne reverra pas le jour avant le 30
mai 1998.
Lutter contre la folie
Survivre à la prison syrienne, c’est lutter contre la folie.
En confinement solitaire, dira-t-il dans le documentaire Cousin que lui a
consacré Ali Al-Atassi, deux ans après sa libération, « il faut tuer le temps
pour que ce ne soit pas lui qui te tue ». Une discipline mentale de fer forgera
le personnage et l’aura de l’opposant. Il faut « oublier l’univers extérieur »,
abandonner tout espoir de le retrouver. Dans la soupe aux lentilles qu’on lui
donne en pitance tous les deux jours, il prélève des graines pour tracer sur le
sol des formes géométriques qui, à la manière de mandalas, lui permettent de se
projeter ailleurs, là où son esprit résiste. En 2012, dans un nouveau
documentaire d’Al-Atassi, intitulé Le Cousin online, parce qu’il a été réalisé
en utilisant Skype, le vieil opposant remarque : « A mon époque, les matons
avaient droit à 10 % de perte : 10 % de prisonniers tués sans avoir à fournir
d’explications. » Dans la guerre lancée en 2011 par Bachar Al-Assad, la folie
meurtrière de la machine carcérale le sidère : « Ce ne sont plus des prisons,
ce sont des abattoirs, des mouroirs ! »
Riyad Al-Turk a été relâché au bout de dix-huit ans, au
moment d’une visite officielle d’Hafez Al-Assad à Paris. Les ambassadeurs
français successifs à Damas avaient pris l’habitude, à chaque entretien avec le
président, de s’enquérir du sort du prisonnier. Après sa libération, il
confiait au Monde : « Je parle comme l’enfant qui commence à découvrir le monde
et le monde a tellement changé… Ce qui me frappe, c’est peut-être que je trouve
la société silencieuse. »
Le « royaume du silence », comme il a longtemps surnommé la
Syrie, se trouble après la mort de son ennemi, celui qu’il n’a jamais cessé de
qualifier publiquement de « dictateur ». Une crise cardiaque, en juin 2000, met
fin aux trente années de règne d’Hafez Al-Assad. Riyad Al-Turk a survécu à son
bourreau. Il en est persuadé : « Hafez gouverne depuis sa tombe. Il reste la
cause principale des crimes d’aujourd’hui. »« Seul Dieu et les historiens
pourront en juger », dit-il encore de lui.
Bachar, le fils cadet, ophtalmologue formé à Londres, est,
lors de son élection à la présidence (« Je n’irai pas voter pour lui », déclare
à l’époque Riyad Al-Turk dans un entretien au Monde), un personnage d’aspect
falot. Rien ne le destinait au pouvoir. Depuis la mort de son frère aîné,
Basel, Bachar n’est qu’un second choix pour le clan au pouvoir. Qu’importe si,
en raison de son âge, la Constitution est modifiée rapidement pour qu’il accède
aux destinées du pays : en Occident, beaucoup veulent croire que ce médecin de
35 ans, marié à une Syro-Britannique distinguée, Asma, va faire souffler sur la
Syrie un vent de renouveau. Bachar invite la société civile syrienne à
s’exprimer. C’est le « printemps de Damas ». Riyad Al-Turk n’est pas dupe.
Le frémissement politique qui s’empare de l’intelligentsia
syrienne et des réseaux d’opposition masque mal la réalité d’une succession
dynastique. Il n’est libre que depuis trois ans quand, dans un entretien
diffusé par Al-Jazira en août 2001, il déclare regretter l’absence de réforme
réelle et fustige un « régime héréditaire ». Accusé d’avoir « porté atteinte à
la Constitution », il retourne en prison le mois suivant, à 71 ans, jusqu’à la
fin 2002.
Dans les années qui suivent, les réformes promises par
Bachar Al-Assad n’accouchent que d’une privatisation de certains secteurs de
l’économie. La libéralisation du régime ne profite qu’aux cercles affairistes
gravitant autour du palais présidentiel. La voix de Riyad Al-Turk continue à
porter, au sein d’une opposition où il incarne une forme d’intransigeance et de
figure « morale ».
En mars 2011, la ville de Deraa s’embrase après que des
adolescents, coupables d’avoir gribouillé un slogan antirégime sur le mur de
leur école, ont été torturés. La Syrie s’enfièvre, résonnant de slogans, qui,
bientôt, appellent à la chute du régime. Le vieil opposant, enthousiaste, est
conscient que sa génération ne pourra pas diriger la révolte. « Les révolutions
ne se font pas par des déclarations, mais par des actions sur le terrain. Or
ces actions ont en Syrie le goût, la forme et l’esprit de la jeunesse !
»,clame-t-il dans un entretien au quotidien Al-Hayat, le 29 juillet 2011.
Riyad Al-Turk va à la rencontre des jeunes manifestants,
multiplie les contacts, les sorties clandestines vers les zones abandonnées par
le régime où des comités locaux révolutionnaires s’organisent. « L’absence de
leaders politiques au sens traditionnel du terme n’est pas un problème,
assure-t-il alors au Hayat. Au contraire, c’est un phénomène nouveau et positif
après les révolutions du passé liées à des chefs charismatiques, des mouvements
idéologiques, ou à des coups d’Etat militaires. »
Pourtant, la guerre se prépare. La chute du régime de Bachar
Al-Assad semble aussi proche que nécessaire. Les années ont beau avoir blanchi
ses cheveux et émacié son visage, l’esprit du « cousin » est avec les jeunes
qui meurent dans les rues. Il sanglote en voyant les images d’Hamza Al-Khatib,
petit garçon de Deraa dont le corps supplicié et émasculé fait le tour des
réseaux sociaux. Les massacres perpétrés par le régime ou ses affidés le terrifient.
La violence produit la violence, analyse-t-il. Or « le régime utilise tout un
arsenal : armes lourdes ou légères, psychologiques, la destruction des maisons,
les viols…, dit-il dans le documentaire Le Cousin online, en 2012. Comme le
chantait si bien Oum Kalthoum : la patience a ses limites ».
Six ans plus tard, dans cette banlieue nord de Paris, le
temps de l’exil est aussi celui du doute. « En 2011, quand je me rendais à
Homs, ma ville natale, pour encourager le peuple à manifester, j’étais parmi
ceux qui parlaient de l’autodéfense comme d’une action légitime, se
souvient-il. Mais on ne savait pas où cette autodéfense allait nous mener.
Aujourd’hui, ajoute-t-il, je me demande si, en appelant le peuple à répondre à
la violence du régime par la violence révolutionnaire, je n’ai pas été
irresponsable. »
Une révolution qui sombre dans la violence a besoin de
combattants et, en 2012, pour des révolutionnaires laïques comme Riyad Al-Turk,
la marge de manœuvre est étroite : « Nous étions face à un dilemme. Il fallait
faire bouger les forces de la rue, y compris les islamistes, les mettre en
mouvement face à la violence inouïe du régime, pour la contrarier, pour la
vaincre. En même temps, il y avait le danger de mettre de côté les principes
démocratiques de la révolution et de tout soumettre à la vision étroite des
islamistes. »
Internationalisation du conflit
Le nouvel exilé ne se souvient pas précisément du moment de
bascule, quand la mainmise des islamistes sur la lutte armée s’est transformée
en « tyrannie ».« Nous étions dans l’urgence, nous avons pensé que cela ne
serait pas forcément un problème de faire appel aux islamistes. J’étais
moi-même parmi les plus enthousiastes. Je me suis trompé. A nous maintenant de
reconnaître notre faute, quand on a passé sous silence certaines violations
commises par des groupes islamistes… »
L’engrenage est déjà enclenché quand des puissances
extérieures s’impliquent dans le conflit syrien. « La vitesse avec laquelle des
Etats étrangers sont intervenus dans cette révolution, en donnant des armes à
la rébellion pour servir leurs propres intérêts, nous a pris de court, se
remémore Riyad Al-Turk. Ce soutien n’avait pas pour but d’aiderla révolution,
mais plutôt de créer des forces à l’intérieur de la Syrie qui seraient au service
de ces Etats : la Turquie, l’Arabie saoudite, le Qatar, d’autres encore… »
L’islamisation de la lutte armée et les interventions
étrangères ont détourné le cours de la révolution. Elle se transforme en une
guerre civile, doublée d’un conflit international par procuration. L’espoir né
de la révolte des premiers mois s’éteint. A partir de 2013, Riyad Al-Turk ne
quitte plus Damas, confiné dans un appartement clandestin. Son organisation, le
Parti populaire démocratique syrien,compte des relais dans l’ensemble des
provinces syriennes. Malgré son isolement, des informations parviennent au
révolutionnaire, qui dispose aussi de canaux de communication avec l’opposition
de l’extérieur.
Pour Riyad Al-Turk, la clandestinité est une vieille amie.
Il sait vivre avec elle, parfois aux dépens de son épouse et de ses filles,
exilées en Europe et en Amérique du Nord. « Depuis que j’ai rejoint le Parti
communiste syrien dans les années 1950, la vie clandestine est une tradition.
Les gens de ma génération connaissent l’importance du secret face à un tel
régime. Les jeunes révolutionnaires ne la connaissaient pas et ils l’ont payé
très cher. » Riyad Al-Turk parvient ainsi à échapper à la vigilance des
services de renseignement, au prix d’une nouvelle forme d’enfermement. Un jour,
des hommes armés du régime pénètrent dans sa cachette. Ils découvrent le plus
célèbre opposant du pays qui sort de la douche, du shampoing plein les cheveux,
mais ne le reconnaissent pas, et s’excusent même d’avoir dérangé le vieillard.
Si l’autorité d’Al-Assad se maintient dans le centre de
Damas, ailleurs, le pays se délite sous les bombes. Des canaux entiers du
réseau de Riyad Al-Turk s’éteignent. « Nos camarades d’Alep se sont exilés en
Turquie, les camarades de Deir ez-Zor sont venus s’installer à Damas. Puis ceux
de Deraa et de Souweïda ont fui vers la Jordanie… »,raconte-t-il dans une
litanie de noms de villages, de bourgs, de chefs-lieux de gouvernorats, qui
sont devenus autant de noms de batailles, et forment aujourd’hui un chapelet de
villes mortes.
L’appartement clandestin prend à son tour des airs de
sépulcre. « C’était dans un quartier populaire, sur les hauteurs de Damas,
décrit-il. Par la fenêtre, on voyait les façades de l’autre côté de la rue et,
plus loin, des collines. Une ligne de front est longtemps passée tout près, se
souvient-il. Tous les jours, on entendait les combats, les bombardements, les
tirs. » L’opposant est rattrapé par la maladie. Sa vue baisse. L’âge affaiblit
son corps déjà malmené par une vie passée à se mesurer à plus fort que lui. Son
épouse, qu’il n’avait plus vue depuis le début de la révolte, meurt en 2017, au
Canada. Pour ne pas éveiller l’attention des sbires du régime, il n’organise
pas la traditionnelle cérémonie de condoléances. Il traverse son deuil seul,
dans une ville en guerre. Lui qui avait toujours privilégié la lutte finit par
accéder aux demandes de ses filles réfugiées à l’étranger. Il se résout à
partir.